Analyse logique de la langue mathématique dans une perspective didactique
 
De quelle réciproque parle-t-on ?

De quelle réciproque parle-t-on ?

Télécharger la version PDF

Face à un théorème susceptible d’admettre une réciproque, une question mathématique intéressante consiste à se demander si sa réciproque est également vraie. Cependant, en pratique, il n’est pas toujours évident de formuler la réciproque d’un théorème ni de percevoir en quoi une proposition donnée est la réciproque d’une autre proposition.

La première raison est que la formulation du théorème de base, qui se fait fréquemment dans un mélange de langage technique et de langage courant, ne fait pas toujours explicitement apparaître une implication. La seconde raison, plus délicate, est qu’il existe généralement plusieurs façons de reformuler un théorème pour y faire apparaître une implication. Par conséquent, un théorème de base donné est susceptible d’admettre plusieurs « réciproques » différentes.

Pour le voir, prenons comme cas d’étude un théorème bien connu de géométrie sur les angles inscrits dans un cercle, dont voici une formulation donnée par un manuel((J.-M. Danel, C.-A. Hugo, Astro-math 3, Plantyn, Waterloo, 2010, p. 111.)) :

Proposition de base
Tout angle inscrit qui intercepte un demi-cercle est un angle droit.

Quelle est la réciproque de ce théorème ? Selon le même manuel, il s’agit de la proposition suivante :

Réciproque annoncée
Tout angle inscrit dont l’amplitude égale 90° intercepte un demi-cercle.

Essayons de voir en quoi cette seconde proposition est « la » réciproque de la première.

Logiquement parlant, nous savons que la réciproque d’un énoncé de la forme « P ⇒ Q » (où P et Q sont deux énoncés) est l’énoncé « Q ⇒ P » (le symbole « ⇒ » représentant l’implication). La réciproque est obtenue en « inversant » le sens de l’implication, pour ainsi dire. Cependant, dans l’énoncé ci-dessus, les mots-clés que l’on associe fréquemment à une implication (« si…, alors… », « implique ») sont absents, de sorte que la relation d’implication n’y figure pas clairement.

Commençons par clarifier la structure logique de notre proposition de base. Une première façon de procéder consiste à d’abord préciser les objets sur lesquels elle porte (ici, un angle et un cercle) avant de formuler la propriété proprement dite :

Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle. Si \alpha est inscrit dans \mathcal C et intercepte un demi-cercle de \mathcal C, alors \alpha est droit.

Nous pouvons même adopter une formulation plus symbolique afin d’expliciter au maximum les connecteurs logiques en présence, dont l’implication :

Proposition 1
Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle.

[(\alpha est inscrit dans \mathcal C) et (\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C)] ⇒ (\alpha est droit).

Il est clair que cette proposition 1 est synonyme de la proposition de base. Nous sommes maintenant en mesure d’énoncer sa réciproque en changeant le sens de l’implication :

Réciproque de la proposition 1
Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle.

(\alpha est droit) ⇒ [(\alpha est inscrit dans \mathcal C}) et (\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C)].

Mais il y a un double problème. Non seulement cette réciproque est fausse en général, comme l’illustre la situation suivante :

mais elle ne correspond pas à la réciproque annoncée. Mais alors, quelle est la « bonne » réciproque ?

1. La notion de réciproque partielle

Observons que la clause « \alpha est inscrit dans \mathcal C » est une prémisse à la fois dans la proposition 1 (synonyme de la proposition de base) et dans la réciproque annoncée ; seules les parties « \alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C » et « \alpha est droit » ont été interverties lors du passage à la réciproque. Nous sommes ici dans la situation où, en partant d’un énoncé de la forme

(P et Q) ⇒ R,

nous formons l’énoncé

(P et R) ⇒ Q.

Ce second énoncé est en réalité une réciproque partielle du premier au sens où l’une des deux prémisses (ici, P) est gardée comme prémisse pendant que l’on permute l’autre prémisse (Q) et la conclusion (R). En partant de la proposition 1, nous pouvons donc former une première réciproque partielle :

Réciproque partielle 1 de la proposition 1
Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle.

[(\alpha est inscrit dans \mathcal C) et (\alpha est droit)] ⇒ (\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C).

Nous retrouvons ici ce qu’affirmait la réciproque annoncée, qui apparaît donc comme une réciproque partielle. Mais nous aurions pu choisir de conserver l’autre prémisse, ce qui nous aurait donné cette deuxième réciproque partielle((Précisons ici l’idée d’interception d’un arc par un angle : nous dirons qu’un angle \alpha intercepte un arc de cercle d’extrémités A et B si un côté de \alpha intersecte le cercle en A et son autre côté l’intersecte en B. Pour un angle, intercepter un arc de cercle équivaut à intercepter la corde qui sous-tend cet arc.)) :

Réciproque partielle 2 de la proposition 1
Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle.

[(\alpha est droit) et (\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C)] ⇒ (\alpha est inscrit dans \mathcal C).

Elle est également vraie et logiquement indépendante de la première réciproque partielle (qui est la réciproque annoncée), en ce sens qu’elle ne peut ni s’en déduire ni en être déduite. À ce stade, nous pouvons déjà schématiser les différentes propositions précédentes et leurs liens :

Schéma des propositions et leurs liens de réciprocité

La notion de réciproque partielle nous permet donc de voir que la proposition 1 possède deux réciproques partielles, en plus d’une réciproque « standard ». Le fait qu’une réciproque partielle dépende du choix de la prémisse à conserver implique qu’il n’y a aucun lien « naturel » entre un énoncé de base et une quelconque de ses réciproques partielles. En particulier, une réciproque partielle n’est pas obtenue simplement en « renversant le sens de l’implication ».

Si la notion de réciproque partielle permet de clarifier les choses, une autre approche consiste à modifier ce que nous appellerons le contexte d’un théorème.

2. Le choix du contexte dans la formulation d’un théorème

Les différents énoncés que nous avons construits précédemment débutent par la phrase :

« Dans le plan euclidien, soient \alpha un angle et \mathcal C un cercle. »

Nous dirons qu’elle détermine le contexte de ces énoncés. Par ce mot, nous désignons les objets, les notations et les hypothèses que l’on adopte, dans le cadre d’un théorème, avant d’énoncer sa propriété principale.

Observons qu’entre un énoncé et l’une de ses réciproques partielles, le contexte reste inchangé. Autrement dit, ce qui est présent dans le contexte est conservé lors du passage à une réciproque (partielle ou pas). Par conséquent, nous aurions pu formuler notre proposition de base en incluant d’emblée, dans son contexte, la prémisse à conserver. Les énoncés obtenus auraient été les suivants :

Proposition 2
Dans le plan euclidien, soit \alpha un angle inscrit dans un cercle \mathcal C.

(\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C) ⇒ (\alpha est droit).

Réciproque de la proposition 2
Dans le plan euclidien, soit \alpha un angle inscrit dans un cercle \mathcal C.

(\alpha est droit) ⇒ (\alpha intercepte un demi-cercle de \mathcal C).

Nous reconnaissons ici la réciproque annoncée au début ! En changeant le contexte de la proposition de base, la réciproque annoncée réapparaît donc comme une réciproque standard (et non partielle).

Il en résulte que la nature (standard ou partielle) d’une réciproque dépend de la formulation du théorème de base, en particulier de son contexte. Sans un contexte clair et la présence explicite d’une implication, parler de « la » réciproque est potentiellement ambigu.

Pour terminer, faut-il privilégier une formulation plutôt qu’une autre ? Cela dépend des objectifs de l’enseignant. En tout cas, faire varier les formulations de notre proposition de base donne lieu à des réflexions mathématiques intéressantes. En effet, nous aurions pu prendre la formulation suivante :

Proposition 3
Dans le plan euclidien, soit \alpha un angle interceptant un demi-cercle d’un cercle \mathcal C.

(\alpha est inscrit dans \mathcal C) ⇒ (\alpha est droit).

Bien qu’elle affirme toujours la même chose que la proposition de base, cette formulation mobilise une pensée mathématique d’une saveur différente – et intéressante((Dans la proposition 2, on fixe le caractère inscrit de l’angle et on fait mentalement varier l’arc de cercle qu’il intercepte. On se rend alors compte que quand l’arc est un demi-cercle, l’angle est effectivement droit. Dans la proposition 3, par contre, on fixe le fait que l’angle intercepte un demi-cercle et on fait mentalement varier la position de son sommet. On se rend alors compte que quand le sommet est sur le cercle, l’angle est effectivement droit. Ces deux expériences de pensée diffèrent dans les propriétés fixes et variables qu’elles mobilisent.)). Cette spécificité transparaît dans le fait que sa réciproque, en fait, correspond à l’autre réciproque partielle possible :

Réciproque de la proposition 3
Dans le plan euclidien, soit \alpha un angle interceptant un demi-cercle d’un cercle \mathcal C.

(\alpha est droit) ⇒ (\alpha est inscrit dans \mathcal C).

En guise de synthèse, voici un diagramme qui résume les relations entre les différentes propositions que nous avons construites :

Schéma des propositions et leurs liens de réciprocité

On y voit notamment que malgré la synonymie entre les propositions 2 et 3, leurs réciproques ne sont pas synonymes !

3. Conclusion

Il découle de notre analyse que dans l’usage quotidien des mathématiques, la notion de réciproque est susceptible d’être rendue ambiguë à cause de plusieurs facteurs que nous avons décrits dans les sections précédentes (pas nécessairement dans l’ordre qui suit) :

    1. les théorèmes tels qu’ils sont formulés dans la pratique courante ne mentionnent pas toujours explicitement les connecteurs logiques en présence (en particulier, le connecteur d’implication) ;
    1. il existe plusieurs façons d’expliciter ces connecteurs logiques, et elles correspondent à différents choix de contextes ;
    1. ce que nous présentons comme « la » réciproque d’un théorème n’est parfois qu’une de ses réciproques partielles, et il n’est pas nécessairement évident de savoir de quelle réciproque il s’agit ;
  1. le contexte d’un théorème dépend de sa formulation et résulte d’un choix ; seul un contexte clairement précisé et mathématiquement approprié permet de parler sans ambiguïté de « la » réciproque correspondante.

Dans un souci de clarté face aux élèves, il est donc nécessaire d’apporter un soin particulier à la formulation des théorèmes, en choisissant lucidement leurs contextes, si l’on souhaite rendre le plus clair possible le lien entre un théorème et « sa » réciproque.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *