Analyse logique de la langue mathématique dans une perspective didactique
 
Valeur absolue : un nombre… sans son signe ?

Valeur absolue : un nombre… sans son signe ?

La valeur absolue d’un nombre fait son apparition au cours de mathématiques dès la 1re secondaire, dans le cadre de l’introduction des opérations sur les entiers et des règles de calcul qui en découlent. Après plusieurs années de manipulation, certains éprouvent pourtant encore des difficultés à comprendre et utiliser correctement cette notion, parfois jusque dans l’enseignement supérieur1.

Évoquant ces difficultés avec quelques enseignants, nous avons pu constater qu’elles étaient parfois imputées à une définition particulière qui est donnée de la valeur absolue dans le secondaire inférieur, susceptible dans certains cas d’induire les élèves en erreur : celle de « nombre sans son signe ».

Une question se pose alors : Utilise-t-on vraiment cette définition ?

D’après nos recherches, il s’avère que oui. Reste, dans cet article, à répondre à plusieurs interrogations : pourquoi et dans quel contexte l’utilise-t-on ? En quoi pose-t-elle problème ? Nous tenterons également de comprendre d’où vient cette définition, et d’où exactement sont issues les erreurs qu’on lui impute.

1. La valeur absolue dans les manuels

Parcourir une quinzaine de manuels belges et français nous a permis de dégager trois grandes tendances dans la manière de définir la valeur absolue.

1.1. Approche algébrique

L’approche algébrique de la valeur absolue d’un nombre consiste à distinguer le cas où le nombre
considéré est positif de celui où il est négatif2–7. Ce type de définition peut être résumé comme suit.

Définition 1

    \[\forall a \in \mathbb{R} : |a|= \begin{cases} \;~~a \quad &\mbox{si} \quad a \geqslant 0\\ \;-a \quad &\mbox{si} \quad a < 0 \end{cases}\]

Il est également possible de définir la valeur absolue d’un nombre selon cette même approche, sans faire appel au symbolisme (on rencontre cette version « langagière » dans des manuels destinés au secondaire inférieur). Il suffit alors de dire qu’elle vaut « le nombre lui-même s’il est positif, et son opposé s’il est négatif »2,5}.

1.2. Approche géométrique

On définit géométriquement la valeur absolue d’un nombre comme la distance qui le sépare de l’origine, sur la droite graduée6,8,9.

Certains manuels parlent directement de « distance à zéro » au lieu de « valeur absolue »10.

Définition 2
La valeur absolue d’un nombre est la distance entre ce nombre et l’origine sur la droite graduée.

À cet âge, la « distance » évoquée n’est qu’intuitive, et on laisse généralement de côté la subtilité consistant à distinguer les nombres des points qui les représentent sur la droite. Cette « distance intuitive » correspond en fait à la longueur du segment dont les extrémités sont les points représentant 0 et le nombre en question, exprimée en nombre d’unités de la droite graduée.

1.3. Approche scripturale

Cette approche de valeur absolue d’un nombre se focalise sur son écriture, indiquant, d’une manière ou d’une autre, qu’on l’obtient en écrivant le nombre sans le signe « + » ou « – » qui le précède11–14.

Définition 3
La valeur absolue d’un nombre est ce nombre, sans son signe.

Il existe donc bien des manuels dans lesquels on retrouve cette définition. Précisons que nous ne l’avons rencontrée que dans des ouvrages destinés au secondaire inférieur. Une fois la troisième année passée, ce sont très nettement les approches géométrique et algébrique qui sont majoritairement présentes (et parfois les deux).

Notons également qu’avoir parlé de « distance à zéro » en lieu et place de « valeur absolue » n’a pas préservé certains d’utiliser l’approche scripturale : « La distance à zéro d’un nombre relatif est le nombre sans son signe. »10.

2. Difficultés didactiques

2.1. Sens accordé au mot « signe »

Le mot « signe » peut recouvrir trois significations distinctes :

  • il peut être le synonyme de « symbole » ;
  • il peut, dans une expression de type « + ou – suivi d’une suite de chiffres » désigner le symbole « + » ou « – » , indicateur du caractère positif ou négatif du nombre ;
  • il peut, par abus de langage, désigner le caractère positif ou négatif d’un nombre, quel que soit son écriture15. C’est cette interprétation que l’on retrouve dans une « étude de signe », où l’on cherche en fait à déterminer le caractère positif ou négatif de chacune des images de la fonction considérée.

On peut mesurer l’impact de la cohabitation de ces différentes significations sur un exemple simple. Considérons l’expression « +13 ». D’après la première interprétation, « +13 » comporte trois signes. D’après la deuxième, son signe est « + ». Et d’après la troisième, le nombre représenté par « +13 » est « de signe positif ».

Ceux qui privilégient la dernière interprétation ne peuvent que rejeter la définition de « nombre sans son signe », car il est inenvisageable d’ôter à un nombre sa propriété d’être positif ou négatif. Mais si on considère le signe uniquement comme le symbole qui dénote cette propriété, et non la propriété elle-même, on peut très bien décider d’écrire un nombre sans signe. Une partie des objections à l’utilisation de la définition scripturale de valeur absolue tient donc d’une signification variable du mot « signe ».

Pour ce qui est du risque de confondre les deux premières significations, il s’agira de veiller avec bon sens à garder un discours non ambigu, et de remplacer « signe » par « symbole » au moindre doute.

2.2. Conception des nombres

Il est intéressant de remarquer l’existence d’une correspondance entre les approches les plus courantes de la valeur absolue évoquées ci-avant, et l’évolution de la conception de nombre négatif dans la pensée humaine16.

En 1re secondaire, l’introduction des nombres négatifs se fait généralement au moyen d’exemples concrets, qui permettent d’en fournir une intuition (étages d’un immeuble, températures, gains et pertes, …). Ces exemples sont à mettre en parallèle avec une conception particulière des nombres négatifs, ayant perduré jusqu’au XIXe siècle. Comme l’explique1, on considérait à l’époque les nombres comme issus d’une mesure de grandeurs. Exemples : l’expression « -3°C » désigne la mesure d’une température de 3 degrés Celsius en dessous de 0, soit sur la même échelle que celles lui étant supérieures, mais en y progressant « à reculons » ; posséder « -5 billes » signifie que l’on doit 5 billes à quelqu’un.

D’après cette conception, l’écriture des nombres comporte deux parties : d’une part un symbole « + » ou « – » qui désigne un sens de parcours, un ajout ou un retrait, … et d’autre par  suite de chiffres qui désigne un nombre. Pour bien comprendre, examinons les idées développées par Cauchy17.

Cauchy distingue les nombres des quantités. Pour lui, les nombres sont uniquement les réels positifs. Une quantité, elle, est un nombre dont l’écriture est précédée d’un symbole « + » ou « – » qui indique si on doit la considérer comme une augmentation ou une diminution. Par exemple, l’expression « -2 » ne désigne pas un nombre au sens auquel nous l’entendons aujourd’hui, mais une diminution de 2. Le signe ne témoigne pas ici d’une propriété intrinsèque du nombre, mais donne plutôt une information liée au contexte dans lequel on le rencontre et l’utilise.

Selon une telle conception, il apparaît légitime de considérer un nombre indépendamment du signe qui le précède, puisque ces deux objets sont différents. Si cette indépendance a peu d’impact dans le strict cadre de l’introduction des nombres entiers en secondaire, elle montre très vite ses limites lors du passage à des expressions littérales. Pour nos élèves, si le signe d’un nombre est une information indépendante de ce nombre, comment ne pas ne pas penser que -a est négatif, au vu de la construction des nombres rencontrés jusque là ?

En introduisant les nombres négatifs auprès des élèves de 1re secondaire par des exemples concrets et en les y ramenant systématiquement, on les oriente vers cette conception des nombres, celle où les relatifs n’ont de sens que relativement à un contexte d’augmentation ou de diminution. Ceci fait obstacle à la notion de valeur absolue1, dont la pleine compréhension, en ce compris celle de sa définition algébrique, nécessite au moins deux éléments.

  1. Mettre tous les nombres sur un pied d’égalité au niveau conceptuel. Cela implique de considérer le signe comme faisant partie de l’écriture du nombre, et pas comme un artifice qui donnerait un supplément d’information aux seuls nombres positifs.
  2. Lire correctement les expressions commençant par le symbole « -« , ce qui est partiellement lié au point précédent. Il s’agit ici d’identifier les expressions au sein desquelles le symbole « – » préfixe désigne l’opposé d’un nombre de celles où il peut recouvrir le sens de signe d’un nombre négatif((Voir à ce sujet l’article Y a-t-il plus d’un moins ?)).

De plus, comme le souligne Vergnaud18, l’introduction des nombres négatifs elle-même constitue une contradiction ave la notion de nombre apprise en primaire, toujours issue de la mesure d’une grandeurs, pour laquelle une valeur négative n’a pas de sens. La construction souhaitée du concept de valeur absolue est donc supposée se faire non seulement avec des nombres définis de telle manière à lui faire obstacle, mais dont l’introduction même, presque simultanée, constitue en soi un défi d’ordre didactique.

2.3. Auto-apprentissage de la définition scripturale

Le peu de variété dans les premières utilisations de la valeur absolue peut conduire à un auto-apprentissage de la définition scripturale. En clair, quelle que soit la définition donnée au cours, si les exercices ne font intervenir que des nombres écrits avec un signe suivi de chiffres, les élèves auront tendance, d’eux mêmes, à intégrer l’idée que déterminer la valeur absolue d’un nombre revient à l’écrire sans signe.

Une étude menée à Chypre semble appuyer cette hypothèse16. Les scientifiques ont interrogé environ trois-cents étudiants de 17 ans, leur demandant – entre autres – de définir la valeur absolue d’un nombre. Le fait qu’ils aient tous, en principe, appris une définition de type algébrique au cours (il n’y a sur place qu’un seul référentiel pour tous), n’a pas empêché 59 % d’entre eux d’en donner une définition scripturale. Même en supposant que certains enseignants aient pris la liberté de plutôt employer une approche scripturale, il est fort possible qu’une partie des élèves aient acquis l’idée de « nombre sans signe » à force de pratique.

2.4. Limitations de la définition scripturale

L’utilisation de la définition scripturale permet d’éviter l’approche algébrique, complexe pour les plus jeunes élèves. Dans le cadre strict de l’introduction des entiers, cette définition qui restreint la notion à une simple règle d’écriture s’avère efficace. Elle montre néanmoins d’importantes limitations, pas toujours précisées, puisqu’elle n’est valable que pour les nombres écrits d’une manière bien précise. On ne peut que redouter l’utilisation du « nombre sans son signe » pour des nombres écrits sous une forme telle que : « x » , « -x » , « x-1 » , ou même « -(2-3) » .

D’autre part, selon cette définition, il est faux de dire que « +3 » désigne la valeur absolue de « -3 », puisqu’un signe est toujours présent !

Tant qu’à donner une définition de la valeur absolue qui soit plus perceptible par les élèves que sa version algébrique, la définition géométrique présente moins d’inconvénients. Son domaine d’application est lui aussi limité, mais cette limite ne crée en principe aucune difficulté une fois le champ d’action élargi. En effet, on ne peut utiliser la définition géométrique que si le nombre s’écrit de façon à le rendre positionnable sur la droite des nombres. Dans les autres cas, elle est soit jugée inutilisable, et ne présente donc aucune nuisance, soit est source d’une réflexion menant à la définition algébrique.

Prenons un exemple. Soit |-x| à déterminer. Un élève ayant appris (ou acquis) la définition scripturale sera peut-être tenté de répondre « x » , tandis qu’un élève ayant une approche géométrique ne sera simplement pas en mesure de répondre, x n’étant pas positionnable sur la droite des nombres. Outre l’avantage de moins inciter à l’erreur, la porte reste ouverte à l’élève qui se dirait que la distance entre -x et 0 dépend de la valeur de x, réflexion qui le conduirait à l’étude du signe de -x, c’est-à-dire à l’application la définition algébrique.

Par ailleurs, une extension de la définition géométrique vers les nombres complexes et la notion de module est possible. Cette approche présente donc plus d’un intérêt, et on la retrouve parfois conjointement à l’approche algébrique dans les manuels destinés au secondaire supérieur.

2.5. Automatisation au détriment du sens

Quand vient le temps de résoudre des équations faisant intervenir la valeur absolue, la disjonction des cas, soit l’application directe de la définition algébrique, est la méthode privilégiée.

Exemple
Soit à résoudre : |x-1|=3. Par définition de la valeur absolue :

    \[|x-1|=\begin{cases} \; x-1 \quad &\mbox{si} \quad x-1 \geqslant 0\\ \; -(x-1) \quad &\mbox{si} \quad x-1 < 0 \end{cases}\]

S’ensuit une étude du signe de x-1, menant à la résolution de deux équations du premier degré.

Pour Duroux1, la valeur absolue est source de mécompréhension pour les élèves, car elle rentre en conflit avec des conceptions préétablies (comme celle des nombres négatifs, si on leur a donné une vision de « nombre mesure » comme évoqué plus haut). Une conséquence de cela peut être de se réfugier dans l’algorithmisation, c’est-à-dire dans l’application purement procédurale et dénuée de réflexion d’une méthode de résolution. Si l’on ajoute à cela des exercices peu variés, on peut obtenir des élèves une manipulation mécanique de la notion de valeur absolue.

Observons de plus près certains résultats obtenus par l’équipe de Gagatsis16. Certaines des questions de leur étude consistaient en la résolution d’équations. L’une tout à fait classique : « |x+3|=2 » ; d’autres moins classiques mais manifestement impossibles, comme par exemple : « |x+2|+|x+6|=0 » . L’équipe de chercheurs a constaté une chute du taux de réussite entre ces deux types d’exercices (de 78,8 % à 1,5 %), ce qui tend à appuyer les propos de Duroux, lui-même convaincu par ses propres expérimentations de classe.

Conclusion

Plusieurs éléments ressortent du présent article. Comme nous avons pu le voir, les difficultés didactiques liées à l’enseignement de la valeur absolue sont loin de se limiter aux discussions qui entourent sa définition scripturale.

Aussi bien lors de sa découverte que dans son utilisation quelques années plus tard, la variété des situations d’apprentissage semble un point clé dans le contournement de certaines difficultés. Hélas, le peu de maîtrise du langage algébrique en début de 1e secondaire, ainsi que l’introduction presque au même moment des nombres négatifs par des exemples concrets semblent des paramètres difficilement modifiables. Raisonnablement, on ne peut en effet pas attendre des élèves à peine (ou pas du tout) initiés aux expressions littérales de comprendre la définition algébrique, ni de considérer les nombres négatifs avec un degré d’abstraction et une finesse que l’humanité n’a atteint qu’à la fin du XIXe siècle.

Lorsqu’on constate le peu d’utilisation de la valeur absolue au premier degré, on peut cependant se questionner sur la pertinence même de son évocation à cet âge. Avant la 3e année, on ne l’utilise pour ainsi dire que pour énoncer des règles d’opérations sur les entiers. La question est légitime, et a mené à la disparition de la valeur absolue du programme du premier degré de l’enseignement libre, ainsi qu’au choix de l’appellation « distance à zéro » en France.

Références

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